CHAPITRE 15

Des voix. Parlant juste à côté de lui, pressant leurs sonorités contre lui. Hurlant dans ses oreilles. Il tenta de se détourner d’elles mais s’aperçut qu’il ne pouvait pas bouger. Il était ligoté. Non. Pas ligoté. Mais la moindre parcelle de son corps était trop lourde pour être déplacée. Le simple fait de garder les paupières ouvertes était déjà un exploit. Il tenta de se situer dans l’espace et le temps, mais en fut incapable. Il agrippa les bords déchiquetés de ses souvenirs qui se délitaient sous son examen. Kellich qui chutait, le cercle des Brurjans se refermant sur lui, les dents jaunes de Cabri exposées sous l’effet de la peur... Il n’arrivait pas à les remettre en ordre et ses tentatives lui donnaient le tournis, menaçaient de le rendre malade.

— Tu ne lui en as pas donné assez, murmura quelqu’un.

— Tais-toi. Je sais ce que je fais.

Une voix de femme en colère.

— Vraiment ? Ou bien as-tu tellement envie de te venger que tu as perdu de vue notre véritable objectif ?

Cette voix était plus âgée que les deux autres, mature, habituée à commander. Vandien tourna instinctivement les yeux dans sa direction.

— Il est réveillé.

La mâchoire de l’homme était recouverte d’une barbe. Son nez évoquait le bec d’un faucon et ses yeux étaient sombres. Il s’approcha et Vandien eut du mal à garder son regard focalisé sur lui. L’homme s’accroupit près de lui et il sentit des mains sèches lui toucher le visage. Le monde parut soudain se retourner brusquement tandis que Vandien retrouvait ses marques. Il était allongé sur le ventre, la joue posée sur un oreiller râpeux. Les doigts de l’homme palpèrent l’arrière du crâne de Vandien, comme à la recherche d’un point faible. Vandien grimaça, s’éloigna du monde en tourbillonnant l’espace d’un instant, avant d’y revenir avec l’impression d’être un nageur refaisant surface vers l’air et la lumière. Ils parlaient de nouveau.

— ... pas assez de temps. Cela a clairement montré au duc que Tekum n’est pas aussi paisible qu’on le lui avait fait croire. Tuer les Brurjans nous a coûté trois hommes, sans parler des cinq blessés supplémentaires. Pour quoi ? Pour un étranger à moitié mort à qui l’on ne peut accorder aucune confiance. C’était une erreur.

— Possible. (La voix de l’homme plus âgée concédait le point d’un ton apaisant.) Mais quoi qu’il en soit, il est trop tard pour s’en inquiéter. C’est fait. Nous devons continuer avec les moyens qui nous restent. Il est trop tard pour changer l’ensemble du plan.

— Il n’est jamais trop tard pour se montrer prudent. Je crois que nous devrions essayer une approche radicalement différente. Une embuscade contre le duc et son escorte...

— Non. (De nouveau l’homme plus âgé.) Il est trop tard pour un changement soudain de cette importance. Nous n’aurons plus jamais une telle opportunité. Tout est en place. Dans deux jours, le duc sera ici pour le festival. Les plans de Forceresse sont entre nos mains. Lorsqu’il sera tombé, nos amis se lanceront à l’assaut de Forceresse. L’endroit reviendra à la duchesse.

L’homme marqua une pause. Sa voix se fit plus sérieuse.

— Mais seulement si le duc est abattu. Nous disposons de deux jours pour rétablir le contact avec notre ami à l’intérieur. Deux jours pour remettre cet homme sur pieds et le convaincre de la justesse de notre cause. Deux jours pour lui montrer qu’il n’y a qu’un seul moyen pour lui de racheter son honneur.

— Racheter son honneur ?

Une voix jeune, pleine de colère et d’incrédulité.

— Il n’en a aucun. Tu ne le toucheras pas de cette façon, Lacey, en parlant d’honneur et de justice. Dis plutôt que nous avons deux jours pour le convaincre qu’il peut soit faire ce qu’on attend de lui en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes, soit mourir.

La voix âgée reprit :

— Il n’a pas l’air d’un homme qui a très peur de la mort. Je ne crois pas que les menaces auraient une grande influence sur lui. Je pense qu’il faut faire appel à son sens de la justice...

— Cela ne serait qu’une perte de temps supplémentaire. Et le temps, nous en manquons déjà assez comme ça, intervint une voix de femme. Non, Lacey, j’ai une autre façon de faire, quelque chose que j’ai déjà mis en place, quelque chose qui...

— Saule, souffla Vandien qui reconnaissait enfin la voix.

Il vit leurs visages se tourner vers lui. Les yeux de Saule étaient neutres et elle portait une robe sévère de la même couleur que les pâturages desséchés. La haine brûlait en elle mais sans l’illuminer. Elle la dissimulait à tous les autres que lui. Mais Vandien sentit cette haine le frapper et le brûler à la manière d’une flèche enflammée. Ses yeux croisèrent ceux de Saule et il sut qu’il contemplait sa mort. La froideur glacée de cette mort annoncée l’envahit soudain et il s’abandonna à elle.

— Levez-vous.

Vandien ouvrit les yeux.

— Moi ?

Sa voix était pâteuse. Sa langue tentait de rester collée à son palais.

— Qui d’autre ?

Son interlocuteur était un jeune homme à la crinière de blond et de gris mêlés et aux yeux presque dénués de couleur. Son expression légèrement maussade parut vaguement familière à Vandien, qui songea qu’il pouvait s’agir de l’un des spectateurs de son duel contre Kellich. Kellich. Le souvenir le fit grimacer et ses yeux se fermèrent. Le jeune homme donna un coup de pied dans le rebord de son lit, ce qui fit courir une onde de douleur depuis le crâne de Vandien jusqu’aux extrémités de son corps.

— Ne fermez pas les yeux lorsque je vous parle, bon sang ! Levez-vous !

Il se redressa, se déplaçant plus rapidement que lui-même ou le jeune homme surpris auraient pu le penser. Il en paya le prix : une douleur acide qui explosa à l’intérieur de son crâne pour s’écouler à travers son corps. Mais cette douleur avait ravivé sa colère soudaine et il se retrouva les mains serrées autour du cou du garçon et entendit le bruit sec de sa tête qui frappait le mur nu.

— Je vous en prie ! souffla le garçon, en agrippant faiblement les poignets de Vandien.

— Je vous en prie quoi ? demanda-t-il sauvagement.

Il était pleinement éveillé à présent, l’esprit complètement embrouillé mais plein de colère. Il transforma cette colère en méchanceté, frappant de nouveau le crâne du garçon contre le mur.

— S’il vous plaît... lâchez-moi ! Je vous en prie !

Vandien était toujours en train de prendre une décision lorsqu’il sentit la pointe d’un poignard dans son dos.

— Laissez-le, suggéra une voix d’un ton agréable.

Une voix plus âgée, plus mâture. Le chef. La conversation dont il avait rêvé lui revint soudain en mémoire. Mais ses souvenirs récents étaient encore pleins de trous et cela le mettait en colère. D’autres individus venaient d’entrer dans la pièce.

— Je pourrais lui briser le cou avant que vous ne me tuiez, fit-il observer.

— Alors vous mourriez tous les deux sans que cela ne serve à rien du tout. Pourquoi ne pas le relâcher et écouter ce que j’ai à dire avant de tuer qui que ce soit ?

Vandien contempla le visage du garçon. Celui-ci lui rendit un regard chargé de terreur. La colère diffuse que ressentait Vandien était comme un brouillard autour de lui, le poussant à la violence. Il avait envie de faire mal, de faire payer quelqu’un pour la douleur et la confusion qu’il ressentait.

— Allons, allons.

La chaleur dans la voix de l’homme lui faisait l’effet d’une main amicale sur son épaule.

— Vous êtes excédé, l’ami. Ne commettez pas d’acte regrettable sans réfléchir. Vous en avez déjà assez fait ces derniers temps.

Vandien sentit la pression se relâcher sur le poignard.

— Je veux savoir ce qui se passe, articula-t-il d’une voix dure. Je veux qu’on me dise comment je suis arrivé ici. Je veux être informé...

Il s’arrêta avant de mentionner Ki et son besoin de savoir où elle se trouvait et comment elle allait. Si ces gens ne connaissaient pas son existence, il n’allait pas la mêler à tout ça.

— Et vous saurez tout cela, si vous nous laissez vous l’expliquer. Allons. Laissez partir le gamin, asseyez-vous et prenez quelque chose à manger. Nous sommes prêts à répondre à toutes vos questions. Laissez-nous simplement une chance de le faire.

Vandien maintint sa prise sur le garçon un instant de plus, puis écarta lentement les mains en le laissant retomber sur le sol, haletant. Il se tourna doucement en essayant de ne pas provoquer de nouvelles ondes de douleur. Son crâne résonnait encore de la précédente et le moindre mouvement pouvait libérer des vagues d’agonie à travers son être. Mais il le dissimula tandis qu’il se tournait pour faire face à ses geôliers et prendre la mesure de sa prison.

C’était un endroit plutôt vaste, avec des murs en briques de boue séchée et un sol en terre battue. Pas de fenêtres et une seule porte. Il y avait peu de lumière, les lieux étaient envahis par les ombres. Des sacs remplis étaient entassés dans un coin. En plus de la paillasse sur laquelle il s’était réveillé, on trouvait une chaise usée, une table de bois ainsi qu’une vieille selle et un enchevêtrement de courroies de harnais en cuir suspendus à des chevilles. Un genre d’entrepôt ? Son attention se tourna rapidement vers les individus présents. Ils étaient environ une douzaine, estima-t-il, tous vêtus de robes brunes. Quelques-uns avaient abaissé leur capuchon en arrière, mais la plupart le fixaient depuis l’ombre de leur capuche. C’était le cas de Saule, mais il la repéra quasi instantanément. Elle dardait sur lui un regard d’aversion d’une telle intensité qu’il en était dérangeant. Il détourna le regard pour examiner les autres. Des fermiers et des marchands, songea-t-il par-devers lui en avisant les bottes boueuses qui dépassaient des robes et les mains puissantes qui agrippaient la toile épaisse de leurs vêtements. Aucun d’eux n’adoptait la posture d’un soldat. Ni leur discipline, observa-t-il, tandis que l’un des hommes lançait :

— Qui t’a désigné comme étant le chef, Lacey ?

— Qui a dit que je ne l’étais pas ? Cet endroit est à moi et je suis celui qui prend le risque. Donc, nous ferons les choses à ma manière.

Le regard de Lacey fit lentement le tour de l’assemblée. Rares furent ceux à croiser son regard, mais Saule tourna vers lui des yeux pleins de défi. Vandien nota que ceux de Lacey ne s’attardaient pas, évitant de relever l’affront. Personne d’autre ne mit en cause son autorité et Lacey s’éclaircit la gorge avant de reprendre la parole :

— Que l’un de vous lui amène de quoi manger. Les autres... si vous voulez rester, asseyez-vous plutôt que de demeurer bêtement debout comme des moutons.

Comme les autres suivaient lentement sa suggestion, Lacey se tourna vers Vandien.

— Allons, mon ami, asseyez-vous. Ici.

Il désignait de la main la table bancale et la vieille chaise. Vandien le suivit prudemment, pleinement conscient de la façon dont les autres s’écartaient pour le laisser passer. Lacey lui fit signe de s’asseoir, tandis que lui-même s’appuyait contre le mur. Vandien s’assit et, ce faisant, réalisa quel effort cela avait été de rester debout. Il appuya fermement les pieds sur le sol pour calmer les tremblements de ses jambes. Le moment était vraiment mal choisi pour se sentir si faible.

Lacey paraissait l’étudier. Vandien lui rendit son regard. Des yeux noirs, un nez protubérant... Lacey devint soudain l’homme de son rêve et le rêve se transforma en souvenir d’un réveil précédent. Il n’en fut que plus désorienté. Il resta assis en fixant silencieusement l’homme des yeux.

Quelqu’un déposa bruyamment une soupière devant lui ; le liquide grisâtre déborda en éclaboussant la table. Une tranche de pain et une cuillère en bois furent déposées à côté. Vandien ne montra aucun signe indiquant qu’il avait remarqué le récipient ou celui qui l’avait posé là.

— Allez-y, mangez, dit Lacey d’une voix douce. Un jour et demi s’est écoulé. Vous devez être affamé.

La notion retrouvée du temps le fit se sentir soudain tremblant, à moins qu’il ne se soit agi de l’arôme graisseux de la soupe. Sa faim prit brusquement le dessus et il arracha un morceau de pain qu’il trempa dans la soupe avant de le fourrer avidement dans sa bouche. Ce ne fut pas le goût de la soupe, laquelle était pleine de graisse et très épicée, qui s’empara de ses sens, mais plutôt l’acte même de manger. Le mal de tête qui faisait désormais partie de lui diminua d’intensité et il se sentit soudain plus enclin à se montrer rationnel. Il releva les yeux vers Lacey pour trouver celui-ci en train de l’examiner attentivement. De fait, tous les regards semblaient fixés sur lui tandis qu’il mangeait. Il déglutit.

— Bon ? demanda-t-il à Lacey.

— Vous avez tué Kellich.

Une affirmation, pas une accusation.

Vandien hocha silencieusement la tête. Il ne leur dirait pas qu’il n’en avait pas eu l’intention. Aux oreilles des amis de Kellich, cela sonnerait comme une excuse. Leurs regards se croisèrent l’espace d’un instant. Puis Vandien reporta son attention sur la nourriture, peu sûr de ce qu’il avait lu dans les yeux de Lacey.

— Kellich était notre meilleur homme. Nos espoirs reposaient sur lui. Vous êtes au courant du festival qui commence dans deux jours, ici à Tekum ?

Il marqua une pause, le temps d’obtenir un bref hochement de tête de Vandien.

— Et que le duc sera ici, pour collecter l’impôt du solstice d’été auprès des fermiers.

Haussement d’épaules de Vandien. Il continua de manger en tentant de ne pas laisser paraître l’intense curiosité qui l’étreignait. Où cet homme voulait-il en venir ? Il ne s’agissait de toute évidence pas d’une vengeance pour la mort de Kellich ; il aurait pu exécuter Vandien à n’importe quel moment durant la journée écoulée ou le laisser simplement aux mains des Brurjans. Alors, de quoi s’agissait-il ?

— Le duc apprécie toutes sortes de sports, et en particulier les plus sanglants. Mais son préféré est le combat à l’épée. Il assiste toujours aux affrontements durant le festival et remet une médaille à son effigie à l’homme qu’il considère comme le meilleur. Nous avions prévu que Kellich remporte la médaille. Nous avions même fait en sorte qu’il n’y ait aucun participant ne serait-ce qu’approchant son niveau de maîtrise.

Vandien racla les dernières cuillerées de soupe au fond du bol. Le bruit parut assourdissant dans le silence de mort qui pesait sur la pièce. Que pouvait-il y avoir de si important pour eux dans le fait de remporter un médaillon à l’escrime ? Il doutait que la fierté de la ville puisse être si importante dans un endroit où même les marchands semblaient harassés et déconfits. Il décocha un bref coup d’œil aux individus alentour et vit la façon dont ils le regardaient tandis que Lacey parlait. Dans l’attente de sa réaction, suspendus à ses lèvres. Il se garda bien de leur offrir une réponse, se contentant de fixer Lacey et d’attendre.

Lacey soupira.

— Kellich gagnant le médaillon, le duc l’aurait fort probablement invité à dîner avec lui, dans ses appartements privés, sans doute ceux situés au-dessus de l’auberge de Borderoute. Et après un bon repas et quelques verres de vin, le duc lui aurait proposé une joute amicale à l’épée.

Vandien s’autorisa une intervention :

— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? Tous les nobles que j’ai rencontrés par le passé étaient particulièrement soucieux de ne pas s’exposer à la lame d’un ennemi. Ou pensez-vous qu’il aurait vu en Kellich un loyal sujet ?

Les yeux de Lacey se posèrent sur la surface marquée de la table. Un spasme douloureux apparut brièvement sur son visage, avant de disparaître.

— Nous avons pensé qu’il le ferait car cela a été le cas au terme de chaque festival, ces quatre dernières années. Il dîne avec le gagnant du médaillon puis lui propose systématiquement de croiser le fer avec lui. (La voix de Lacey parut soudain enrouée.) C’est un excellent épéiste, notre duc. Et il le sait. À chaque fois, il a tué le vainqueur du médaillon...

Vandien était en train de saucer son bol à l’aide d’une croûte de pain.

— Et des imbéciles continuent à tenter de remporter ce médaillon ? demanda-t-il d’un ton cinglant.

Lacey le fixa du regard. Un autre homme prit la parole, un individu au visage dissimulé assis sur l’un des sacs empilés contre le mur.

— Ce n’est pas comme s’il s’agissait d’un tournoi au terme duquel il ne reste qu’un vainqueur. Le duc assiste à tous les tournois, mais il n’y a pas de tournoi final. Il arrive simplement un moment où il crie « Assez ! ». Ou bien il pourra demander à deux hommes de son choix de s’affronter. À ceux qui lui ont plu, il donne ensuite de l’or, une bourse bien pleine, assez pour faire vivre un homme et sa famille pendant un an. Et à celui qui s’est le mieux battu, d’après son jugement personnel, il remet le médaillon.

Vandien hocha la tête avec amertume. Un salopard sadique. Il était prêt à parier que les choses allaient suffisamment mal en Loveran pour que de nombreux hommes soient prêts à mettre leur vie en jeu pour une bourse pleine d’or. Le défi semblait probablement facile à la plupart d’entre eux : se battre suffisamment bien pour gagner souvent, mais pas assez pour être le meilleur. Il soupira.

— Kellich pensait être assez doué pour remporter le médaillon. Et ensuite ? Assez doué pour se battre contre le duc et le tuer ?

— Non, répondit Lacey à mi-voix. Personne ne pensait Kellich assez fort pour vaincre le duc. Mais la lame de Kellich devait être enduite d’un poison lent. Kellich était prêt à se sacrifier pour saisir l’occasion de passer la garde du duc et de le blesser.

— Non ! s’exclama soudain Saule d’un air sauvage. Ce n’était pas ce qu’il avait prévu. Pas de mourir ! Jamais ! Il m’a dit qu’il était assez bon, qu’il était sûr de pouvoir blesser le duc et de remporter le duel. Qu’il s’en sortirait vivant et qu’ensuite nous nous marierions pour vivre ensemble pendant de longues années...

Son visage était devenu très pâle sous son capuchon. Ses yeux évoquaient deux brandons tirés d’un feu couvant.

Lacey secoua lentement la tête.

— Non, Saule. Il t’a dit ceci pour te donner du courage. Mais il savait qu’il devait mourir, qu’il devait ouvrir sa propre garde pour pouvoir pénétrer celle du duc. Nous savions tous que pour gagner, Kellich devait mourir.

— Non !

Saule s’écarta en chancelant du mur contre lequel elle s’était appuyée. Elle repoussa son capuchon en arrière, révélant la façon dont elle avait coupé ses cheveux cuivrés en signe de deuil. Les mèches entremêlées pendaient sur son crâne en lui donnant un air pathétique et vulnérable.

— Crois-moi, mon enfant, chuchota Lacey. Aucun de nous n’avait envie que les choses se déroulent ainsi. Mais nous le savions... Et tu as dû réaliser que même si Kellich avait réussi à dominer le duc, même s’il avait pu le blesser et malgré tout remporter le tournoi, le duc ne l’aurait jamais laissé quitter ses appartements vivant. Même s’il avait pu être sûr de lui décocher une botte mortelle, les gardes brurjans auraient abattu Kellich quelques instants plus tard. C’était la raison de l’utilisation du poison et de la recherche d’un Brurjan que nous pouvions acheter pour qu’il ne vérifie pas la lame de Kellich.

Lacey soupira avant de reprendre :

— Mais désormais ce plan est ruiné. Cabri t’a dérobé les noms des gardes qui pouvaient être achetés. Et Vandien a tué Kellich.

— Non. (Saule avait parlé avec la voix d’une enfant renfrognée, comme si on lui avait demandé d’aller chercher de l’eau ou de se mettre au lit plus tôt que d’habitude.) Non. Kellich n’aurait jamais accepté un tel plan. Il m’aimait.

— Saule, l’interrompit Lacey. C’était le plan de Kellich. Il nous l’avait soumis et nous l’avions refusé. Jusqu’à ce qu’il nous démontre que c’était notre seule chance.

— Non ! Vous êtes en train d’inventer tout ça, vous mentez !

Personne ne la contredisait. Personne n’en avait besoin. Les regards se tournaient vers le sol, le plafond, la chaise de Vandien, vers n’importe quoi sauf vers Saule. Personne ne s’approcha pour la réconforter. Vandien la perçut alors comme étant seule dans la pièce, à l’écart de tous les autres. Elle avait été un outil dans leur jeu politique, son amour pour Kellich exploité à l’avantage de la rébellion. Et désormais elle était un outil ayant échoué, sans plus guère d’utilité. Elle n’avait pas eu besoin de connaître le plan dans son ensemble, elle s’était avérée plus utile avec son ignorance. Le fait qu’ils la laissent à présent prendre conscience de la réalité ne pouvait signifier qu’une seule chose : qu’elle ne leur servait désormais plus à rien. Vandien se sentit traversé par un frisson glacé en se demandant jusqu’où ils iraient pour couvrir leurs traces.

Saule restait debout, comme paralysée, les bras plaqués contre sa poitrine. Elle ne pleurait pas : on avait l’impression que le simple fait de respirer monopolisait toutes ses forces. Ses épaules se soulevaient et retombaient au rythme de sa respiration hachée.

— C’était un plan stupide dès le départ, fit observer Vandien en rompant le silence. Plein de trous. Tout plan où l’on ne s’attend pas à survivre est mauvais en soi. Croire que parce qu’on a payé un Brurjan, celui-ci fera ce pour quoi on lui graisse la patte, c’est faire preuve d’ignorance. Il est nettement plus probable qu’il retourne sa veste et vous trahisse en échange du bonus que son maître lui versera. Et un poison lent... quel intérêt ? Pour que le duc ait largement le temps de torturer Kellich et de le forcer à vous trahir tous ?

— Kellich n’aurait trahi personne ! déclara fermement Lacey. Notre cause était sacrée pour lui. Elle représentait tout ce pour quoi il vivait. Et l’utilisation du poison lent était réfléchie : cela nous donnait le temps de négocier avec le duc. Une fois qu’il serait tombé malade, nous lui aurions fait croire que nous avions un antidote. Un antidote qu’il n’aurait pu acheter qu’en abandonnant progressivement le pouvoir. Notre première exigence aurait été qu’il démobilise ses Brurjans. Puis nous aurions demandé à ce que la duchesse assume le contrôle du pays tandis qu’il se remettrait. Après quoi nous...

— Fadaises.

Vandien avait parlé à mi-voix avant de faire courir son regard à travers la pièce en secouant la tête. Des fermiers et des marchands, des artisans, des aubergistes. Ça n’allait pas. Où était l’autorité derrière la rébellion, les politiciens rusés qui la guidaient ? Lacey ne pouvait même pas prétendre avoir l’autorité ici. Rien de tout cela n’avait de sens.

— Écoutez, dit-il d’une voix douce, tout ce que j’ai vu de votre duc et de son règne rend votre plan risible. S’il se croit mourant, il ne négociera pas. Il orchestrera un bain de sang dans l’espoir de vous emporter avec lui. Qu’aurait-il à perdre ? Il pensera pouvoir capturer l’un de vous et lui arracher l’antidote. Et les Brurjans ? Ils ont un dicton : « Le seul ami d’un mourant, c’est le vautour. » Démobilisés ou non, il n’y aurait aucune limite à leurs exactions. Vous plongeriez tout Loveran dans un cauchemar. Le duc pourrait mourir, mais les Brurjans auraient tôt fait de vous dévorer tout crus.

Ses yeux passèrent d’un visage à l’autre, dans l’espoir d’y découvrir une lueur de compréhension, un éclat de réalisation. En vain. Les rebelles fixaient sur lui des regards durs et incrédules.

— Il est trop tard pour renoncer, rétorqua Lacey d’une voix douce.

Vandien s’appuya contre le dossier de sa chaise en croisant les bras.

— Dommage, dit-il d’une voix tout aussi douce. Parce que pour ma part, je crois qu’il n’est jamais trop tard pour éviter d’agir bêtement. Même si j’adhérais à votre cause, même si j’acceptais de m’abaisser à utiliser quelque chose comme une lame empoisonnée, je ne pourrais pas approuver la stupidité manifeste de ce plan. Trouvez-vous une autre fine lame.

— Nous sommes prêts à vous offrir...

— Offrez-moi la lune, je ne vous suivrai pas plus. Vous l’avez dit vous-même, que je gagne ou que je perde, je mourrai.

— Vous l’avez emporté contre Kellich. Vous pourriez vaincre aussi le duc et...

— Faire face aux Brurjans. Non merci.

— Mais si certains de nos hommes étaient prêts à investir les lieux ensuite et à vous aider contre les Brurjans pour que vous...

Lacey s’interrompit brusquement et fit un signe de la main réclamant le silence. Ce n’était pas nécessaire. Tout le monde s’était déjà immobilisé. Un bruit de sabots leur parvint depuis l’extérieur. Tous entendirent le cheval que l’on guidait à l’intérieur, de l’autre côté de la porte.

— Personne ne bouge, souffla Lacey.

Il était devenu pâle. Tous les autres arboraient une mine inquiète. Sauf Saule. Une sorte de sourire se dessina sur ses lèvres tandis qu’elle se levait, défiant l’ordre donné par Lacey, pour se diriger vers la porte. Elle l’entrouvrit puis jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en direction de l’assemblée.

— Tout va bien, lâcha-t-elle avant de se glisser au-dehors.

— Bon sang, qu’est-ce qu’elle fabrique maintenant ? demanda l’un des rebelles à Lacey.

Mais celui-ci se contenta de rouler des yeux en haussant les épaules. Quelques instants plus tard, Saule revint dans la pièce, porteuse d’un objet anguleux enroulé dans un sac de toile. Son regard croisa celui de Vandien tandis qu’elle traversait la pièce. Elle s’arrêta devant lui.

— Êtes-vous absolument certain que vous ne vous battrez pas pour nous ? demanda-t-elle d’une voix aussi mielleuse que venimeuse.

— J’ai déjà répondu, Saule. (Vandien s’exprimait d’une voix calme.) Trouvez-vous une autre fine lame.

Saule projeta brusquement au sol les restes de son dîner. Avant même que le bol n’ait cessé de rouler à terre, elle secoua le sac de toile au-dessus de la table.

La rapière tomba avec un bruit métallique et roula vers Vandien. Il la rattrapa par réflexe et poussa une exclamation de colère en voyant le traitement qu’elle avait subi. Puis il fixa sa main refermée sur la poignée au faucon et laissa son regard courir le long de la lame qui portait toujours des traces du sang de Kellich.

— Ceci est la seule lame dont nous aurons besoin, Vandien. (Saule s’exprimait d’un ton froid et hautain.) Vous tuerez le duc pour nous. Pas parce que vous croyez à notre cause ou pour une poignée de pièces. Vous le ferez pour avoir une chance de revoir Ki en vie.

Il lança une estocade de toute sa longueur et la pointe de sa rapière vint frapper le centre exact du petit x qu’il avait tracé sur le mur de bois. Le métal de la lame se plia sous l’impact. Une attaque puissante qui aurait traversé un homme de part en part. Du bon travail à l’épée. Ne pense à rien d’autre, s’admonesta-t-il. L’épée est tout. Ne te laisse pas distraire. Entraîne-toi, c‘est tout. Ne te demande pas comment tu en es arrivé là.

Après qu’il eut demandé une preuve que Ki était en vie, ils l’avaient laissé seul dans la grange servant d’entrepôt. Son premier sentiment était que la dissension régnait dans le groupe. Lacey n’avait pas apprécié la petite surprise de Saule. Elle l’avait dépossédé du contrôle des rebelles, mais il ne pouvait pas s’opposer publiquement à quelqu’un qui leur avait fourni le levier dont ils avaient besoin pour enrôler Vandien. Vandien qui, pour sa part, s’était allongé sur la paillasse pour réfléchir à la situation. Il avait dû s’endormir.

Et s’était réveillé ici. Dans une sorte de grenier doté d’un plafond pointu et d’un parquet de bois. Pas de fenêtres, mais un peu de lumière s’immisçait entre les planches. Loin d’être idéal pour s’entraîner. Pointe dans le x de nouveau, lame pliée. Se retirer.

Donc ils l’avaient déplacé pendant son sommeil. C’était tout. Oui. Ils étaient entrés, l’avaient soulevé, l’avaient porté jusqu’ici et l’avaient laissé sur place. Et lui, qui ne dormait habituellement que d’un œil, était resté inconscient pendant toute la durée du déplacement. Mais bien sûr... Il lança une nouvelle attaque et atteignit parfaitement la cible. Il n’allait pas se laisser distraire.

Il partit en arrière, jaugea la distance et tenta une attaque en balestra. Une pression rapide sur les deux pieds le projeta en avant sur une courte distance avant qu’il n’enchaîne immédiatement sur son estocade. C’était une manœuvre destinée à combler la distance avec l’adversaire. La pointe de la rapière frappa le x en son centre tandis qu’il tendait son corps au maximum. Mais au moment où le choc de l’impact atteignit ses doigts, le manche de la rapière lui échappa des mains. Un froid paralysant semblait remonter le long de son bras et il contempla, incrédule, son arme qui heurtait le sol avec un bruit métallique. Il pressa son bras glacé contre son ventre en frottant du doigt l’estafilade rougie qui témoignait du passage de la lame de Kellich. Il se mordit légèrement la lèvre inférieure en prévision de la douleur tandis qu’il tâtait la cicatrice du doigt.

Rien. Aucune sensation. Il explora sa main en se demandant si la poignée avait d’une façon ou d’une autre heurté un os. Il ne trouva aucune marque. Et sa main était comme anesthésiée. Il se frotta doucement le bras et, avec un picotement soudain évoquant des fourmis courant le long de ses muscles, celui-ci revint à la vie. Presque.

Une froideur glacée persistait le long de l’os, une douleur terrible et ancienne.

Il s’accroupissait pour récupérer sa rapière lorsque la trappe sur le sol du grenier s’ouvrit dans son dos. Il se retourna, lame dressée face à l’intrus.

Le plateau émergea en premier, atterrit sur le sol et fut poussé dans un grand raclement. Saule venait derrière, grimpant maladroitement par-dessus la trappe ouverte. Elle jeta un coup d’œil vers Vandien puis se redressa et referma la porte derrière elle. Elle se retourna ensuite vers lui en le regardant dans les yeux, en un défi silencieux. Il ne bougea ni ne dit mot.

— C’est votre repas, finit-elle par dire en pointant le plateau du doigt.

— Et tu es montée pour me le dire. Au cas où je ne l’aurais pas deviné.

Elle rougit et fit passer une main dans ses cheveux courts.

— Je suis montée ici pour m’assurer que vous comprenez pleinement les termes de notre accord.

— Quel malentendu pourrait-il y avoir ? Je tue le duc. Je meurs. Ki reste en vie.

Il parlait d’une voix froide, dénuée d’émotion.

— C’est bien ça.

Saule avait tenté d’adopter le même ton, sans succès.

— J’ai une question. Supposons que je refuse ou que j’échoue. Qui tuera Ki ?

La jeune fille parut soudain gênée.

— Cela... Cela n’a pas été discuté. Si vous faites ce que nous demandons, ce ne sera pas nécessaire.

— Je me posais la question. Je me disais que comme tu avais conçu ce plan, tu serais celle qui le mettrait à exécution. De toute évidence, Lacey n’y a pas participé. En fait, ça n’avait même pas l’air de le réjouir du tout. Mais tu avais... persuadé les amis de Kellich de t’aider, donc que pouvait-il dire ? Se retourner contre toi en prenant le risque de diviser la rébellion en plusieurs factions ? De plus, je sais à quel point tu nous détestes tous les deux après les mauvais traitements et la cruauté volontaire que nous t’avons fait subir. Et je sais à quel point cette cause est importante pour toi. J’ai pensé que tu réclamerais peut-être l’honneur de tuer Ki. Au fait, comment comptes-tu t’y prendre ? Si j’échoue ou si je refuse, je veux dire ? La poignarder ? L’étrangler ? La laisser mourir lentement de faim ? (Il donna un petit coup de pied dans le plateau.) L’empoisonner ?

— Vous êtes répugnant.

Elle était blême mais s’exprimait d’un ton déterminé.

— Non. Ton plan est répugnant. Tu me demandes d’assassiner un homme que je n’ai jamais vu auparavant, par traîtrise, et d’y perdre la vie. Et ça, c’est si tout se passe bien pour nous. Sinon, je mourrai quand même et tu assassineras de sang-froid mon amie.

— Le duc est un tyran, s’exclama Saule en retour. Un monstre sans cœur ! Aucune méthode de mise à mort n’est trop cruelle pour lui, aucune traîtrise trop ignoble. Notre terre gémit sous le joug de sa cruauté, nos fermiers souffrent et leurs enfants frissonnent dans...

— Les pluies violentes des Ventchanteuses. Est-ce quelque chose qu’il faut mémoriser pour rejoindre le club ? Saule, toutes les pluies d’hiver sont glacées. Ni les tyrans ni le temps qu’il fait ne devraient être pris aussi personnellement. S’il pleut, construis un abri et protège-toi de la pluie. Si vous êtes tyrannisés, rassemblez-vous et refusez la tyrannie. Un groupe de nobles de moindre rang, soutenu par les propriétaires terriens et les marchands...

— ... prendrait trop longtemps ! Nous devons agir maintenant !

— Alors ces terres vont être noyées dans le sang. Vous n’avez aucun plan pour faire suite à la mort du duc. Au final, vous découvrirez simplement que le Brurjan le plus banal peut s’avérer bien pire tyran que le plus dépravé des humains.

— C’est comme ça que vous voyez les choses. Après tout, que vous importe ? Vous remontez en selle et reprenez la route. Vous n’avez ni idéal ni rêve de liberté...

— Ni désir d’assassiner quiconque. Ce n’est pas mon combat, Saule. Ni le tien. Ce n’est pas la cause que tu aimes, ni la rébellion. Tu aimais Kellich et tu voulais soutenir la cause pour lui plaire. Tu n’es pas plus impliquée dans tout ceci que je ne le suis. Tu pourrais tout laisser derrière toi, aujourd’hui. Assomme le garde en bas, aide-moi à trouver Ki et à la libérer et nous passerons la frontière, nous disparaîtrons. Nous laisserons tout ceci derrière nous.

L’espace d’un instant, il crut l’avoir convaincue. Ses yeux s’étaient écarquillés et regardaient au loin, comme s’ils contemplaient une route menant vers des jours meilleurs. Mais elle fronça brusquement les sourcils.

— Vous vous attendez à ce que je trahisse tout ce en quoi Kellich croyait ? s’exclama-t-elle avec colère.

— Et pourquoi pas ? ! explosa Vandien. Il a trahi tout ce en quoi toi tu croyais ! Tu croyais en l’amour, au mariage, à l’idée de faire des enfants. À la vie. Kellich ne croyait qu’à la mort. (Sa voix se fit dure.) Il voulait être le héros glorieux, pas seulement le mari heureux. Tu n’étais qu’un accessoire au sein de son spectacle personnel, Saule. La belle amante laissée en arrière pour pleurer le patriote tombé pour la cause. Pour devenir un symbole de la révolution. Et, bon sang, c’est exactement le rôle que tu es en train de jouer ! Il n’avait pas le courage de vivre pour toi, Saule. Il ne cherchait qu’une excuse pour mourir !

Il regretta ses mots dès le milieu de la tirade, mais ils jaillirent malgré tout. Le visage de Saule se durcit, son expression devint glaciale, ses yeux vairons évoquant le sommet de glaciers.

— Et vous lui avez fourni cette excuse, n’est-ce pas ? Vous vous êtes assuré qu’il en aurait une.

Une vague glacée envahit Vandien et il n’aurait su dire si elle provenait de son bras ou des yeux de la jeune fille. Il fit passer la rapière dans son autre main et pressa son bras blessé contre son flanc. Elle le contemplait froidement. Avec dans les yeux... quoi ? De la satisfaction ? Avant que son regard ne se vide de nouveau. Un doute terrible s’empara de l’esprit de Vandien.

— Tu m’as promis une preuve que Ki allait bien. Je veux la voir.

— Non.

Pour la première fois, il mit le doigt sur le malaise qui semblait s’emparer de la jeune femme. Dès qu’on mentionnait le nom de Ki, elle tentait de noyer le poisson.

— Et pourquoi ?

Elle hésita trop longtemps.

— Nous avons décidé que ce ne serait pas très sage. L’amener jusqu’ici attirerait trop l’attention. Nous n’avons pas assez d’hommes pour faire ça, et...

Rien de tout cela n’était convaincant. L’esprit de Vandien en tira ses conclusions.

— Vous l’avez déjà fait, c’est ça ?

Sa gorge se serra brusquement. Sa tête se mit à tourner et il vacilla.

— Elle est morte, n’est-ce pas ?

Bien sûr qu’ils l’avaient déjà tuée. C’était plus logique. Plus net. Plus malin. Et bientôt lui aussi mourrait, et toute l’affaire serait nette et sans bavure.

— Non. Non, elle va bien, et il ne lui arrivera rien tant que vous continuerez à faire ce que nous vous demandons. (Saule s’était mise à parler très vite.) Mais vous ne pouvez pas la voir immédiatement. C’est ma décision, en fait. Je vous ai vus ensemble. Elle se renforce à votre contact et elle deviendrait plus difficile à gérer. Nous pourrions être obligés de lui faire du mal. Et vous feriez n’importe quelle bêtise pour la protéger.

— Comme de tuer le duc, dit-il.

Sa voix lui paraissait venir de loin. Il sentait son cœur battre dans sa poitrine et savait que son visage avait blêmi.

— Mangez.

Saule s’était composée une expression neutre, mais ses yeux trahissaient une panique secrète.

— Vous devriez manger de suite. (Elle s’accroupit près de la trappe pour frapper doucement sur le panneau). Puis vous entraîner. Pour l’heure, vous devrez me croire sur parole quand je vous dis que Ki est en vie. Et si vous voulez qu’elle le soit toujours demain soir, vous feriez mieux d’être au sommet de votre forme.

— Je n’ai pas faim.

Des paroles prononcées par réflexe. Ki était morte. Il le percevait clairement dans la façon dont Saule se hâtait de s’esquiver, sa façon de refuser de lui parler plus avant. Ki était déjà morte. Les battements de son cœur résonnaient dans ses oreilles à la manière de tambours. Ki était morte et... le dernier morceau du puzzle venait soudain de trouver sa place. Il avait agi comme un imbécile. Le vide glacé qui emplissait son cœur déclencha une lueur aveuglante dans son esprit qui illuminait sans pitié tout ce qu’il s’était dissimulé à lui-même. La logique froide et implacable de leur plan lui fut soudain révélée. Très net. Maîtrisé.

— Mangez malgré tout.

Elle paraissait inquiète.

— Je n’aime pas ce goût.

Il scruta attentivement les traits de Saule en ajoutant :

— Tout ce qu’on me fait monter ici a le même goût. La même herbe ou la même épice dans le pain, le thé, le ragoût.

Voilà. Ses yeux s’étaient légèrement écarquillés. Elle contrôlait bien ses traits, mais il était trop tard.

— C’est une herbe fortifiante bien connue dans cette partie du monde. Je suis surprise que vous n’en ayez pas déjà entendu parler. Nous essayons de vous offrir les meilleures chances possibles.

Il renifla et prit soin de ne pas laisser ses soupçons paraître dans sa voix :

— L’herboristerie. Simplement de quoi occuper les vieilles femmes après que leurs enfants ont grandi. Les trois quarts de ces herbes ne produisent pas les effets supposés, de toute façon.

La trappe au sol se souleva, laissant brièvement apparaître le visage fermé du garde. Il jeta un regard sombre en direction de la rapière dégainée de Vandien, puis s’écarta pour laisser Saule descendre.

— Comment s’appelle-t-elle ? demanda-t-il tandis qu’elle passait une jambe dans le vide pour atteindre l’échelle.

— Quoi ?

— Cette herbe fortifiante. Comment s’appelle-t-elle ?

— Oh. (Elle marqua une pause qui lui parut trop longue.) Antidépit.

Vandien sentit son cœur sombrer et son estomac se glacer. Mais il garda une intonation neutre.

— Pense à ce que je t’ai dit, lui lança-t-il.

Il n’espérait pas réellement qu’elle le ferait et savait que cela n’y changerait rien, de toute façon. La machine était lancée et elle ne dévierait plus. La voix de Saule remonta jusqu’à lui :

— Non. Vous, réfléchissez à ce que je vous ai dit. Le festival commence demain. Les premiers duels auront lieu juste avant midi.

Il attendit que la trappe se soit complètement refermée et entendit les verrous que l’on tirait. Alors seulement il s’autorisa à sombrer lentement à terre, tenant toujours son bras contre lui. Non pas qu’il lui fît mal. Il semblait aller bien, désormais.

— « Ami-du-sang », avait dit Ki en touchant du pied la petite plante à fleurs bleues. Certains affirment qu’elle peut soigner un empoisonnement.

Elle s’était accroupie pour prélever une poignée de petites fleurs en secouant la tête.

— Mais en réalité, non. Simplement, elle donne à un animal malade l’air fort et en bonne santé, ce qui permet de le revendre. Pour ma part, je m’en sers juste pour faire un bon cataplasme contre les infections. Certains l’appellent aussi « antidépit », si je me souviens bien.

Vandien demeurait immobile, presque figé, sur le sol du grenier, se remémorant l’angle de la mâchoire de Ki tandis qu’elle relevait les yeux vers lui, la façon dont sa longue chevelure oscillait sur ses épaules, la manière gracieuse dont elle s’était redressée.

Fini. Tout était fini. Ki était morte. Il avait perdu son honneur dans un combat contre un fanatique doté d’une lame empoisonnée. Il baissa les yeux vers l’épée dans sa main, vers la lame qu’il avait trahie. Il examina la blessure plissée sur son avant-bras. Même Kellich n’avait pas été tel qu’il le pensait. Une lame empoisonnée. Vandien s’était conduit comme un idiot, même avec lui. Et maintenant il ne restait plus rien. Pas de famille. Pas de nom. Il n’avait plus qu’à penser à lui-même. Plus qu’une seule satisfaction à s’offrir.

— Tuer le duc et mourir, déclara-t-il à haute voix. Par l’enfer, pourquoi pas ? Je suis déjà mort.

Il ramassa le bol de soupe froide et y porta les lèvres. Il sentit le goût de l’antidote au poison qui lui glaçait déjà le bras et s’étendait à travers son corps à chacun de ses battements de cœur. Reposant le bol, il leva la tasse de thé tiède en une parodie de toast destinée à la salle vide.

— Puissiez-vous tous sombrer avec moi ! s’exclama-t-il.

Un sourire sauvage lui barra les lèvres, un sourire que Ki n’aurait pas reconnu.

— Bande de salopards.

Et il avala d’un trait le contenu de la tasse de thé.

Les roues du destin
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